Noces au Louvre – Zola et son assommoir

Ceux qui ont lu l’Assommoir de Zola le savent, tout un passage se déroule au Louvre et nous propose une amusante scène de visite…

L'omnibus - l'assommoir - Zola
Publicité pour l’Omnibus avec l’Assommoir comme roman-feuilleton mis en avant – Gallica/BNF

Ce que je voudrais vous proposer est une redécouverte du texte avec des illustrations tirées de Gallica entre autres sources, ainsi que quelques commentaires ;) Une sorte de visite littéraire guidée en quelque sorte, histoire de donner encore plus de vie à cette oeuvre déjà très animée !


Petite précision par honnêteté intellectuelle 

Il s’avère que l’idée n’est pas totalement nouvelle, comme souvent, et que deux sites web (1 et surtout le 2 avec une analyse du rapport entre les œuvres et le roman) proposent déjà des choses similaires mais soit avec une présentation un brin datée soit avec des liens qui sont tous brisés. Je tiens à mettre en avant ces versions donc comme existantes préalablement, mais aujourd’hui plus suffisamment maintenues à jour pour que je me retienne de réutiliser le concept…

Pour commencer la ballade

Voici rapidement brossé le contexte du passage : un mariage de gens peu fortunés qui se passe plutôt mal, avec une cérémonie pour le moins expédiée et un cortège qui se retrouve à errer en attendant le repas et finit par aller faire un tour au Louvre pour s’occuper…

 



 On s’était engagé dans la rue de Cléry.

Ensuite, on prit la rue du Mail.

Accident d'autobus rue du Mail - 1923 - Gallica/BNF
Accident d’autobus rue du Mail – 1923 – Gallica/BNF

Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt.

Paris sous la neige : balayage de la neige - place des Victoires - 1933
Paris sous la neige : balayage de la neige – place des Victoires – 1933- Gallica/BNF

La mariée avait le cordon de son soulier gauche dénoué ; et, comme elle le rattachait, au pied de la statue de Louis XIV,

Place des Victoires - dessin - Victor-Jean Nicolle entre 1822 et 1826
Place des Victoires – dessin – Victor-Jean Nicolle entre 1822 et 1826- Gallica/BNF

les couples se serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant sur le bout de mollet qu’elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rue Croix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre.

Banque de France - rue Croix-des-Petits-Champs - 1913
Banque de France – rue Croix-des-Petits-Champs – 1913 – Gallica/BNF

M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortège. C’était très grand, on pouvait se perdre ; et lui, d’ailleurs, connaissait les beaux endroits, parce qu’il était souvent venu avec un artiste, un garçon bien intelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des dessins, pour les mettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagée dans le musée assyrien,

Salle Assyrienne - GIRAUDON Adolphe
Salle Assyrienne – GIRAUDON Adolphe – Gallica/BNF

elle eut un petit frisson. Fichtre ! il ne faisait pas chaud ; la salle aurait fait une fameuse cave. Et, lentement, les couples avançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur hiératique,

 

Le dieu Amon protège Toutânkhamon - 1336 - 1327 avant J.-C. - Musée du Louvre - INV E11609
Le dieu Amon protège Toutânkhamon – 1336 – 1327 avant J.-C. – Musée du Louvre – INV E11609

les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées.

Statuette de la déesse Bastet tenant le panier, l'égide et le sistre - entre le VIIème et le IVème siècle av JC - Musée du Louvre - INV N3857
Statuette de la déesse Bastet tenant le panier, l’égide et le sistre – entre le VIIe et le IVème siècle av JC – Musée du Louvre – INV N3857

Ils trouvaient tout ça très vilain. On travaillait joliment mieux la pierre au jour d’aujourd’hui. Une inscription en caractères phéniciens les stupéfia.

Stèle de Yehawmilk - vers 450 av JC - Musée du Louvre - INV AO 22368
Stèle de Yehawmilk – vers 450 av JC – Musée du Louvre – INV AO 22368

Ce n’était pas possible, personne n’avait jamais lu ce grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les appelait, criant sous les voûtes :

– Venez donc. Ce n’est rien, ces machines… C’est au premier qu’il faut voir.

La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dans la galerie française.

Alors, sans s’arrêter, les yeux emplis de l’or des cadres, ils suivirent l’enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l’on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l’argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse ;

Géricault - Le Radeau de la Méduse - 1818-19 - Musée du Louvre
Géricault – Le Radeau de la Méduse – 1818-19 – Musée du Louvre

et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c’était tapé.

Dans la galerie d’Apollon, le parquet surtout émerveilla la société,

Le Musée du louvre pendant la guerre : la Galerie d'Apollon - 1918 - Gallica/BNF
Le Musée du Louvre pendant la guerre : la Galerie d’Apollon – 1918 – Gallica/BNF

un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu’elle croyait marcher sur de l’eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d’entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :

– Voilà le balcon d’où Charles IX a tiré sur le peuple.

Cependant, il surveillait la queue du cortège. D’un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré.

Il n’y avait là  que des chefs-d’œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ;

Véronèse - Les Noces de Cana - 1562 - Musée du Louvre - INV 142
Véronèse – Les Noces de Cana – 1562 – Musée du Louvre – INV 142

c’était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s’arrêta devant la Joconde,

Léonard de Vinci - La Joconde - entre 1503 et 1506 - Musée du Louvre
Léonard de Vinci – La Joconde – entre 1503 et 1506 – Musée du Louvre

à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l’œil les femmes nues ; les cuisses de l’Antiope

surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l’homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.

Murillo - La Sainte Famille dite La Vierge de Séville - entre 1665 et 1670 - Musée du Louvre INV 930
Murillo – La Sainte Famille dite La Vierge de Séville – entre 1665 et 1670 – Musée du Louvre INV 930

Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu’on recommençât ; ça en valait la peine. Il s’occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu’elle l’interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s’intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne,

Titien - Portrait d'une Femme à sa Toilette ou la Femme au miroir - vers 1515 - Musée du Louvre INV 755
Titien – Portrait d’une Femme à sa Toilette ou la Femme au miroir – vers 1515 – Musée du Louvre INV 755

il la lui donna pour la Belle Ferronnière,

Léonard de Vinci, Portrait de femme, dit La Belle Ferronnière - Musée du Louvre, INV. 778
Léonard de Vinci, Portrait de femme, dit La Belle Ferronnière – Musée du Louvre, INV. 778

une maîtresse d’Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l’Ambigu.

Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu’on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l’air. Des siècles d’art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c’étaient encore les copistes, avec leurs chevalets

Les copistes du Louvre - Paris qui s'en va, Paris qui vient : publication littéraire et artistique dessinée par Léopold Flameng - 1860
Les copistes du Louvre – Paris qui s’en va, Paris qui vient : publication littéraire et artistique dessinée par Léopold Flameng – 1860 – Gallica/BNF

installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d’une immense toile, les frappa d’une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu’une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d’un rire ; des curieux s’asseyaient à l’avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandis que les gardiens,

Deux gardiens du Louvre pendant la 1ère GM - 1918 - Gallica/BNF
Deux gardiens du Louvre pendant la 1ère Guerre mondiale – 1918 – Gallica/BNF

les lèvres pincées, retenaient des mots d’esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d’un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.

M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermesse de Rubens.

Rubens - La Kermesse ou Noce de village - vers 1630-38 - Musée du Louvre - INV 1797
Rubens – La Kermesse ou Noce de village – vers 1630-38 – Musée du Louvre – INV 1797

Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d’indiquer la toile, d’un coup d’œil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très rouges. Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.

– Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. En voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh ! celui-là… Ah bien ! ils sont propres, ici !

– Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n’y a plus rien à voir de ce côté.

La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la galerie d’Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient, déclarant que les jambes leur rentraient dans le corps. Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, au fond d’une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères où s’alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de bonshommes très laids. La noce frissonnait, s’ennuyait ferme. Puis, comme elle cherchait une porte, elle tomba dans les dessins. Ce fut une nouvelle course immense ; les dessins n’en finissaient pas,

Constant Bourgeois - Galerie d'Apollon au Louvre avec l'exposition des dessins - 1802 (?) Musée du Louvre - INV. 29455
Constant Bourgeois – Galerie d’Apollon au Louvre avec l’exposition des dessins – 1802 (?) Musée du Louvre – INV. 29455

les salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles de papier gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu’il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce. Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine,

Salle de la Marine du Louvre à la fin du XIXème siècle

parmi des modèles d’instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux. Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d’un quart d’heure de marche. Et, l’ayant descendu, elle se retrouva en plein dans les dessins. Alors, le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles, les couples toujours à la file, suivant M. Madinier qui s’épongeait le front, hors de lui, furieux contre l’administration, qu’il accusait d’avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient passer, pleins d’étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon carré,

Le Grand Salon Carré et la Galerie du Louvre un jour d'Étude - Gallica/BNF
Le Grand Salon Carré et la Galerie du Louvre un jour d’Étude – Gallica/BNF

dans la galerie française, le long des vitrines où dorment les petits dieux de l’Orient. Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s’abandonnant, la noce faisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madame Gaudron en arrière.

– On ferme ! on ferme ! crièrent les voix puissantes des gardiens.

Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu’un gardien se mît à sa tête, la reconduisit jusqu’à une porte. Puis, dans la cour du Louvre, lorsqu’elle eut repris ses parapluies au vestiaire, elle respira. M. Madinier retrouvait son aplomb ; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche ; maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d’ailleurs, affectait d’être contente d’avoir vu ça.

Parcours du cortège de la noce


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6 commentaires sur “Noces au Louvre – Zola et son assommoir

    1. Merci beaucoup, je suis tout à fait d’accord avec votre remarque ! L’identité d’une ville passe autant par l’Histoire avec un grand « H » que par sa littérature, sa gastronomie ou encore son artisanat…

  1. Très belle illustration de cette page de « L’Assommoir ». Je me suis permis de faire un lien sur twitter vers des extraits de notre CD-rom « Le Musée imaginaire d’Emile Zola » paru en 2000 aux éditions Pages Jaunes (anciennement ODA). La visite au Louvre y est commentée et illustrée.

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